Par Abdelmajid ENNABLI*
Ce n’est pas une raison pour que, bénéficiant d’un don généreux, on soit tenu d’accepter, à travers un concours international le choix d’un jury lui aussi international, un projet non conforme à nos objectifs, à nos moyens, à nos intérêts. Où est alors notre souveraineté puisque c’est l’Etat qui doit entériner et prendre en charge ce choix ? Encore fallait-il que le vis-à-vis partenaire soit informé de ces données.
La réhabilitation du musée de Carthage n’est pas une carte blanche pour donner libre cours à des créations utopiques mais une adaptation des bâtiments existants à une collection spécifique d’objets archéologiques à Carthage. La colline de Byrsa est un haut-lieu historique ayant subi assez de ravages, de démolitions aussi bien que de constructions jusqu’à la fin du XIXe s. pour ne pas en rajouter. C’est-à-dire que le projet choisi par le jury proposant de nouvelles constructions en délaissant celles déjà existantes ne répond pas à la réalité et à la nature du lieu.
Il est aberrant que les bâtiments déjà existants, imposants, hauts et spacieux, dominant le paysage soient délaissés et affectés à des services subalternes, réserves ou bureaux, au profit d’une nouvelle construction, située au ras du sol, pour exposer des objets précieux et fragiles, comme un étal de marché de quartier ouvert à tous vents. Ce n’est pas valorisant pour ces objets, reliques du passé, et surtout éminemment imprudent quand aux risques d’incendie, d’inondation, d’attaque et même d’émeute soudaine.
L’architecture doit être au service de la collection. Et dans la conjoncture qui prévaut, l’exposition muséographique des objets archéologiques de Carthage a sa place dans les bâtiments déjà existants, le corps central avec sa colonnade superposée et les deux ailes qui l’entourent. Il convient de les consolider et de les adapter à cette vocation.
C’est du reste le choix qui a été pris par les autorités officielles lors de la remise des locaux désaffectés du scolasticat par le diocèse de l’Église au gouvernement tunisien en 1964. Une collection d’objets archéologiques recueillis par les Pères Blancs sur le site de Carthage était déjà exposée au rez-de-chaussée de l’ancien établissement. La décision du Gouvernement a été d’affecter l’ensemble des locaux et du jardin au nouveau musée national de Carthage. Ainsi la conversion de l’ancien établissement religieux en institution archéologique a été officialisée. La grande Campagne de fouilles internationales patronnée par l’Unesco a permis d’enrichir la collection initiale de tout l’apport des découvertes réalisées durant plus de 20 ans (1973-1994).
Cependant les crédits destinés aux travaux de conversion des locaux ont été dérisoires, affectés sur une ligne budgétaire dite de « régie » ; ce qui explique à la fois l’inachèvement des travaux et aussi les fautes et certains désordres architecturaux.
Mais l’apport scientifique issu des fouilles internationales a pu se déployer à travers les espaces rénovés grâce à une idée directrice, magistralement évidente, proposée par l’architecte Louis Miquel en 1974.
Ainsi furent réalisées une grande salle de synthèse sur l’histoire de Carthage, une salle spécifiquement punique, accompagnée d’une salle exposant les objets les plus anciens recueillis à Carthage, une grande salle consacrée au commerce montrant les divers types d’amphores, une salle paléochrétienne, une salle consacrée à la Carthage romaine avec de grands reliefs, et faisant pendant aux sarcophages anthropoïdes, une grande galerie exposant avec toute l’érudition scientifique des fouilleurs et la finition muséographique, le produit des menus objets et pièces découverts dans le quartier dit « d’Hannibal », situé en contrebas du musée.
Toutes ces salles ont été réalisées grâce à l’apport scientifique, muséographique, financier des équipes internationales ayant œuvré avec émulation pour faire connaître et partager leurs découvertes. Toutes ces salles ont été officiellement inaugurées au fur et à mesure de leur achèvement par les représentants diplomatiques, scientifiques et culturels. Toutes ces réalisations ont été délibérément et impunément démantelées. C’est une perte à la fois scientifique et culturelle déplorable.
Aujourd’hui, on entreprend, grâce au généreux don de la Communauté européenne, de réhabiliter le musée de Carthage. Le concours lancé par Expertise France présente des projets d’architecture formelle. Où est le programme muséologique portant sur les objets de la collection détenue par le musée de Carthage, en sachant que c’est au départ une collection plus modeste qu’il n’y paraît, constituée essentiellement de petits objets provenant des nécropoles fouillées par les Pères Blancs ? C’est au musée du Bardo que se trouve la part principale des trouvailles : les statues, les mosaïques, les inscriptions. Quant à l’apport de la Campagne internationale de fouilles, il était constitué essentiellement de fragments de toutes sortes. Il s’est évanoui avec la suppression des vitrines qui les contenaient ! Il est désormais à craindre que l’habit ne soit trop ample pour le corps que l’on désire habiller. Et d’ailleurs où est le catalogue complet et informatisé, digitalisé de la collection que l’on se propose d’exposer ? Il est grand temps que le programme muséographique avec tout son apparat scientifique et explicatif soit connu. Le concours d’architecture n’a guère abordé la question de manière réelle et concrète. Cela n’est pas de son ressort.
D’autre part, lors de l’inauguration prévue pour 2026, lorsque le maître d’œuvre remettra les clés du nouveau musée, avec le faste qu’il convient, le Gouvernement avec les ministres de la Culture et celui des Finances devront avoir planifié le budget adéquat pour la bonne marche du nouveau complexe muséographique, tant au niveau du recrutement du personnel scientifique, administratif, technique et culturel qu’au niveau du personnel d’entretien, de maintenance, de sécurité alors que l’actuel musée ne bénéficie même pas d’un budget spécifique ni d’autonomie de gestion financière même limitée.
Ce sont là autant de problèmes à régler, de travaux à entreprendre, de décisions à prendre pour qu’au-delà de l’apport du don de la Communauté européenne, l’institution inaugurée puisse exister et jouer son rôle scientifique et culturel, dans le Cadre du Plan de protection et de Mise en Valeur (PPMV).
Aussi est-il de bon sens de ramener le projet de réhabilitation à des proportions plus justes et sages. C’est une question de souveraineté responsable. Carthage mérite d’être protégée et valorisée. Le musée de Byrsa, utilisé à bon escient, en est un atout majeur.
Il faut porter une attention approfondie à l’environnement immédiat : la place Unesco, les empiétements illégaux de l’Hôtel Didon, la densification et les surélévations elles aussi illégales de l’immeuble de l’ex-Poste de Carthage.
A.E.